Noël noir de rouge


Elle était inquiète, la nuit commençait à tomber, et elle  avait froid, les voitures ne ralentissaient même pas. Tout en levant le pouce, elle guettait du côté du péage, il ne faudrait pas que les gendarmes viennent lui demander des comptes…
Pourtant, son départ de la maison avait été très facile, sa mère partie à un rendez- vous à l’école pour un de ses frères, et son père, ce vieux salaud, écroulé dans le canapé, abruti  par l’alcool à trois heures déjà…Il ne s’était même pas aperçu qu’elle partait avec un gros sac, de toute façon maintenant, il suffisait qu’elle le toise, le regard bien méchant planté dans le sien pour qu’il abdique, huit ans ça lui avait demandé pour y arriver.

Une voiture se rangea presque silencieusement devant elle, la vitre se baissa, et le conducteur se pencha  au-dessus du siège passager :
« Vous montez ? »
Elle jeta un coup d’œil sur  le conducteur, brun, la trentaine, l’air sérieux, et se sentit rassurée.
« Vous allez où comme ça ? »
« À Toulouse, rejoindre mon fiancé… ». Elle baissa les yeux vers son ventre bien rebondi qu’elle couvait de la main. Elle ouvrit joyeusement la portière et s’installa, tandis que l’homme posait son sac à l’arrière.
Il reprit place au volant et désignant son ventre de menton :
« C’est pour quand ? »
« Dans trois mois, en mars, aux beaux jours… »
Il sourit, démarra, et elle se renfonça dans le siège confortable. Elle pouvait se reposer un peu, ça y était, elle partait…Demain, avec un peu de chance elle serait en Espagne. L’Espagne ! Quel souvenir lumineux ce voyage avec le collège, son seul voyage, elle s’était sentie si bien, la douceur du climat, le soleil …Elle avait besoin de soleil…Ça la changerait de son affreuse banlieue, des immeubles gris, des saletés dans l’escalier, des zonnards toujours là, scotchés à la porte d’entrée, des  sales types, toujours prêts à vous lancer des cochonneries à la figure, avec gestes à l’appui…
Le conducteur alluma sa radio, et la dernière chanson à la mode se déversa dans la voiture.
« Vous l’aimez cette chanson ? »
« Hum… »
« Il y a tous les artistes, ils  s’y sont tous mis pour faire cette chanson de Noël,   pas mal, non ?  Et tous les bénéfices seront pour le sida, ou.. pour le cancer, non pour les sans-abris… Enfin, un truc comme ça… »                                                                                                              « C’est toujours la même phrase…C’est pas dur à retenir ! »
« Ça c’est vrai…Noël… Pour tous... Noël pour tous… » Il s’était mis à fredonner …

 Oui Noël ! ! Cette année, pour elle. Tranquille, toute seule, enfin, en attendant son bébé, si c’est un garçon elle l’appellera Pablo, comme Picasso, son bébé en Espagne, son bébé espagnol, c’est elle qui décide à partir de maintenant,   c’est fini d’obéir !  Quand elle pense que l’assistante sociale voulait la mettre dans son espèce de maison maternelle, « pour te protéger, tu es mineure », d’abord elle fait plus que ses  seize ans, et avec l’alliance qu’elle a piqué à sa mère, on va croire qu’elle rejoint son mari, en tous cas le père de l’enfant, le père de son enfant .. Elle aurait bien voulu savoir l’ A.S. ! Mais personne ne lui prendra son enfant, elle a aussi raflé les alloc que sa mère venait de ramener de la poste, un bon petit paquet, (ça compense de la connerie d’avoir fait tous ces mômes), cet argent, il lui revient, c’est rien à côté de ce qu’elle aurait  pu leur faire voir  !
Elle va faire peau neuve, avec le bébé, elle sera si bien…Elle va le chouchouter celui-là, pas besoin de cet andouille de Fred, bon c’est arrivé comme ça, c’est un cadeau du ciel, et demain c’est Noël, pour le premier Noël de son bébé, elle lui offre l’Espagne! Et qu’ils ne
s’avisent pas de la faire rechercher, sinon elle balance tout aux flics…
Elle sentit qu’on la secouait, le conducteur essayait de la réveiller,
«Vous avez plongé drôlement vite ! J‘espère que ça vous a fait du bien ! »
Il faisait complètement nuit maintenant, elle se sentait si bien, là, au chaud dans cette voiture si confortable…
« Je vais sur Chartres, nos routes vont devoir se séparer ! Je peux vous déposer au prochain relais, de toutes  manières,  il faut que je prenne de l’essence… Vous êtes sûre que ça va aller ? Il commence à se faire tard, le mieux serait que vous demandiez à un routier, au restaurant, ils y mangent avant de se lancer pour toute la nuit, avec un peu de chance, vous serez à Toulouse au petit matin. »
Elle s’était donc retrouvée sur le macadam de la station-service, avec son sac gonflé de tout ce qu’elle avait pu emmener, elle y  avait même enfoncé  son vieux nounours, pour Pablo, bientôt.

Il y avait effectivement plein de camions alignés, un peu en retrait, le long du fossé qui longeait le fond du parking, certains étaient décorés avec des  guirlandes de Noël, il y en avait même un avec un sapin accroché à l’avant ! !
Elle avait regardé une carte avant de partir, pour l’Espagne, la route passait par Toulouse, et le numéro d’immatriculation de Toulouse
c’était 31 !  Il suffisait de repérer un camion 31 !  Elle se sentait fière de tant d’astuces. Il y avait trois gros camions 31 !  La station étincelait de lumières, et le restaurant semblait plein de monde.
C’était vraiment très attirant. Elle décida qu’elle allait se payer un bon petit plat, et puis Pablo devait être nourri aussi ! Et elle se dirigea vers l’entrée en traînant son lourd bagage.



Les tables étaient presque toutes occupées, surtout par de solides gaillards et l’ambiance semblait plutôt bon enfant. Des ritournelles de Noël se déversaient dans la salle, et elle se sentit agacée en reconnaissant  la chanson qui l’avait endormie dans la voiture. Elle se choisit un croque-monsieur, un coca-cola, et un gros gâteau ! Pendant qu’elle dégustait son petit repas dans un coin, elle observait la salle…Des décorations clinquantes envahissaient les murs et un très gros sapin de Noël croulant sous les guirlandes et les boules multicolores se tenait près de la porte d’entrée. Des éclats de rire, des bribes de conversations lui parvenaient, et certains accents de voix  chaudes et colorées l’emmenaient déjà vers le sud…Elle se secoua, certains routiers prenaient leur café, il était temps d’aller se poster devant un camion 31 !

La nuit lui sembla plus noire encore en sortant de la salle pleine de lumières, elle posa son sac et se frotta les mains pour les réchauffer,  elle entendait par moments la musique s’échapper par bouffées du restaurant, et se sentit un peu perdue tout d’un coup. Elle frissonna, et décida de marcher un peu en attendant son chauffeur. Elle saurait le convaincre de l’emmener, et puis son ventre rond le déciderait sans doute…
Tout d’un coup, elle se sentit tirée en arrière brutalement,  elle voulut  crier mais la stupeur la muselait, non, pas ça, pas ça ! Le bras de fer qui la tirait jusqu’au fossé ne se relâchait pas, une main dure vint se plaquer sur sa bouche, l’homme lui enfonça le bonnet jusqu’au menton, et elle sentit qu’il l’entraînait en contrebas du fossé, l’odeur de bière qu’il lui soufflait à la figure dans son effort lui donna immédiatement la nausée. La terreur l’envahit et elle se sentit molle comme un vieux chiffon.
« Bien, si t’es raisonnable,  je ne te ferai pas de mal… »
« Petit papa Noël, quand tu descendras du ciel, avec des jouets par milliers, n’oublie pas mon petit soulier…» L’horrible petite chanson qu’elle se martelait autrefois s’imposa dans sa tête tandis que le sexe de l’homme lui déchirait le ventre, c’était son père de nouveau qui  était là, « Sois sage, tais toi, ne fais pas de bruit ! Il ne faut pas réveiller les autres, le père Noël va mettre le petit Jésus dans la crèche… »
Plus tard, il lui sembla que ça faisait un siècle, elle se tira hors du fossé, se tenant le ventre tordu de douleurs à deux mains, un camion clignotant de toutes ses lumières disparaissait là-bas, au coin du restaurant …

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