Ateliers d'écriture


J'ai eu la chance de participer à un atelier d'écriture avec Dominique Zay à la librairie "Pages d'encre".
Quelques mois féconds et un groupe dynamique et drôle! Je livre ici quelques textes écrits dans cet atelier, retravaillés depuis, et de nouveaux textes écrits dans ma chaumière.

J'ai aussi animé un atelier d'écriture à Kinshasa, au sein de l'Espace Masolo, avec un groupe d' enfants et un groupe d'adultes. Je déposerai ici aussi le souvenir de ces travaux.




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La petite et la vieille
Voici un texte qui fait partie d'un ensemble: " Genre féminin"(nom qui pourrait encore changer)


     Une fois encore elle s’était échappée, un peu avant l’heure du repas, par la porte du fond de la cour. Personne n’avait pris garde à ses larcins, deux tranches de pain, un bout de saucisson, et en passant dans la cour, sous l’arbre odorant, quelques figues bien mûres, un vrai sacrifice pour le coup, tellement elle aimait croquer dans la chair de ces fruits lourds, couleur sang avec des grains qu’elle adorait sentir craquer sous les dents, ces fruits de vacances.

La ruelle de derrière brûlait sous le soleil de midi. Elle aimait cet écrasement sur ses épaules nues et sa nuque. Elle marchait pile au milieu de la ruelle, elle connaissait la couleur de chaque porte éraillée, de chaque mur au crépi fatigué, aux teintes passées. Les grandes portes doubles ouvertes laissaient le regard plonger dans les réserves sombres des magasins de la rue commerçante de devant, et de fortes odeurs l’assaillaient, des odeurs aigres de fruits pourris, de barriques renversées.
 Elle était partie d’un bon pas, mais peu à peu, elle ralentissait aux abords de la petite pièce où vivait la vieille.

C’est d’une de ces réserves qu’elle l’avait vue sortir, au début des vacances. C’était une vieille femme, vêtue de noir. Ce n’était pas tout ce noir qui l’avait frappée, car  ici, au pays, toutes les femmes d’un certain âge ne portaient que du noir, et elle n’avait jamais vu sa propre grand-mère habillée d’une autre teinte. Non, ce qui l’avait intriguée tout d’abord, c’était la saleté de la vieille, le noir de la robe était lustré et avait des reflets verdâtres, la peau des avant-bras, du cou et du visage était grise et même carrément noire dans les plis.La robe était longue, avec des volants de dentelle déchirée, et son aspect de chiffon ne pouvait dissimuler qu’elle avait dû être une très belle robe du soir.
 Cependant la petite était restée figée, fascinée par l’étrangeté de l’allure de la vieille, si maigre et si voûtée. Elle avait les avant-bras nus, mais elle portait des restes de mitaines de dentelle noire d’où sortaient les doigts les plus tordus, les plus enflés et les plus sales aux ongles les plus longs et les plus noirs qu’elle avait jamais vus. Mais la vieille femme portait un collier splendide, d’or et de grosses pierres mauves !
Dans la ruelle, la vieille et la petite étaient restées bloquées, face à face, et s’étaient regardées pendant de longues minutes, la petite, interloquée, et la vieille, se redressant imperceptiblement. La petite découvrit alors un visage aigu et fin, mais surtout des yeux de braise, où la fierté se mêlait à une certaine inquiétude. Elle se laissa observer par l’enfant quelques instants, puis se remit en route en maugréant, et la petite ne sut que dire bonjour, mécaniquement, d’une voix blanche.

Depuis, elle avait souvent songé à la vieille femme, seule, affamée et recluse dans cette resserre sans fenêtre. C’était sûrement une femme abandonnée, pensait-elle, sans famille, sans enfant pour veiller sur elle. Elle devait quand même avoir eu une vie de splendeur, avec une telle robe et un tel collier…
La petite échafaudait des histoires tristes et pitoyables, et plus les jours passaient, plus elle était obsédée par la vieille. Elle allait traîner au bout de la rue de sa grand-mère plusieurs fois par jour, il faut dire qu’au village, elle jouissait d’une liberté presque complète…Elle avait pris l’habitude d’aller déposer à la porte, sans se montrer, un peu de nourriture, dérobée chez ses grands-parents. Elle aurait sûrement pu demander, mais il aurait fallu s’expliquer devant toute la famille, les cousins et affronter les moqueries peut-être. Sa stupeur était encore vive, elle cherchait à comprendre, mais aussi, ses rêveries autour de la vie de la vieille lui appartenaient.

Aujourd’hui, elle avait décidé d’avoir le courage de lui adresser la parole, de lui témoigner son attention. Peut-être que la vieille lui conterait sa vie d’autrefois, une vie de comtesse russe ou de princesse espagnole ? Cette dernière idée ne paraissait pas folle, après tout, sa propre grand-mère n’avait –elle pas assisté jusqu’à ses derniers jours sa voisine, une grande dame de l’aristocratie espagnole, réfugiée au village ? Ce qui intriguait l’enfant était cette déchéance évidente, avec ce mélange de fierté et de folie dans les yeux.

Elle arrivait maintenant près de la porte grande ouverte, et se tint debout contre le bois, la curiosité l’emportant sur la peur…Il lui fallut un moment pour que ses yeux s’adaptent à l’obscurité de la pièce. Un fouillis absolu régnait jusque dans les moindres recoins, des piles de cartons s’élevaient contre les murs et des cageots débordaient de fruits et de légumes avariés. Quelques chaises bancales, un lit de métal, garni de draps à la blancheur douteuse malgré les broderies, et une petite table élégante aux pieds fins trônaient au milieu du chaos.
Trois chats maigres, d’une couleur jaunâtre, filèrent  en un éclair dans le fond de la pièce, leur présence expliquant l’odeur puissante et aigre, insupportable, de l’atmosphère. Mais la vieille n’était pas là.
La petite restait collée à la porte, ses offrandes à la main, happée par le décor s’offrant à elle, ainsi, c’était donc là que vivait sa pauvre protégée…

Tout d’un coup, la vieille fut à ses côtés, portant un carton plein de vêtements mélangés, de tissus et de chaussures. Elle avait  surgi dans le songe de la petite. Elle lui agrippa fermement l’avant-bras, et d’une voix rauque lui cria «  Tu viens me voler ? C’est toi qui rode toujours par ici…Je te connais, je te vois ! Mais si tu reviens je t’attrape et je te tords le cou !  » L’enfant se débattait, essayait de dégager son bras, mais la vieille avait une force terrible, elle sentait les ongles enfoncés dans son bras, et terrorisée, elle eut l’idée que c’était une sorcière, une vraie…
Enfin, la vieille lâcha la petite qui s’enfuit à toutes jambes jusque dans le jardin de sa grand-mère. Elle se réfugia dans la petite remise, pour calmer son cœur qui tapait si fort et essayer de démêler ses sentiments.

Ce n’est que bien des années plus tard qu’elle interrogea sa tante et sa grand-mère sur la vieille, c’était, lui dirent-elles, une femme qui était arrivée au pays assez tard, qui vivait de la charité, semblait folle, et avait trouvé refuge dans une pièce de l’épicier qui avait fini par lui laisser un coin où s’installer. Une « grippe-sou » ajouta sa tante, «  Si tu avais vu son collier ! » pensa la petite devenue grande. Le mystère restait entier…




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NOËL  NOIR  DE  ROUGE

Elle était inquiète, la nuit commençait à tomber, et elle  avait froid, les voitures ne ralentissaient même pas. Tout en levant le pouce, elle guettait du côté du péage, il ne faudrait pas que les gendarmes viennent lui demander des comptes…
Pourtant, son départ de la maison avait été très facile, sa mère partie à un rendez- vous à l’école pour un de ses frères, et son père, ce vieux salaud, écroulé dans le canapé, abruti  par l’alcool à trois heures déjà…Il ne s’était même pas aperçu qu’elle partait avec un gros sac, de toute façon maintenant, il suffisait qu’elle le toise, le regard bien méchant planté dans le sien pour qu’il abdique, huit ans ça lui avait demandé pour y arriver.

Une voiture se rangea presque silencieusement devant elle, la vitre se baissa, et le conducteur se pencha  au-dessus du siège passager :
« Vous montez ? »
Elle jeta un coup d’œil sur  le conducteur, brun, la trentaine, l’air sérieux, et se sentit rassurée.
« Vous allez où comme ça ? »
« À Toulouse, rejoindre mon fiancé… ». Elle baissa les yeux vers son ventre bien rebondi qu’elle couvait de la main. Elle ouvrit joyeusement la portière et s’installa, tandis que l’homme posait son sac à l’arrière.
Il reprit place au volant et désignant son ventre de menton :
« C’est pour quand ? »
« Dans trois mois, en mars, aux beaux jours… »
Il sourit, démarra, et elle se renfonça dans le siège confortable. Elle pouvait se reposer un peu, ça y était, elle partait…Demain, avec un peu de chance elle serait en Espagne. L’Espagne ! Quel souvenir lumineux ce voyage avec le collège, son seul voyage, elle s’était sentie si bien, la douceur du climat, le soleil …Elle avait besoin de soleil…Ça la changerait de son affreuse banlieue, des immeubles gris, des saletés dans l’escalier, des zonnards toujours là, scotchés à la porte d’entrée, des  sales types, toujours prêts à vous lancer des cochonneries à la figure, avec gestes à l’appui…
Le conducteur alluma sa radio, et la dernière chanson à la mode se déversa dans la voiture.
« Vous l’aimez cette chanson ? »
« Hum… »
« Il y a tous les artistes, ils  s’y sont tous mis pour faire cette chanson de Noël,   pas mal, non ?  Et tous les bénéfices seront pour le sida, ou.. pour le cancer, non pour les sans-abris… Enfin, un truc comme ça… »                                                                                                              « C’est toujours la même phrase…C’est pas dur à retenir ! »
« Ça c’est vrai…Noël… Pour tous... Noël pour tous… » Il s’était mis à fredonner …

 Oui Noël ! ! Cette année, pour elle. Tranquille, toute seule, enfin, en attendant son bébé, si c’est un garçon elle l’appellera Pablo, comme Picasso, son bébé en Espagne, son bébé espagnol, c’est elle qui décide à partir de maintenant,   c’est fini d’obéir !  Quand elle pense que l’assistante sociale voulait la mettre dans son espèce de maison maternelle, « pour te protéger, tu es mineure », d’abord elle fait plus que ses  seize ans, et avec l’alliance qu’elle a piqué à sa mère, on va croire qu’elle rejoint son mari, en tous cas le père de l’enfant, le père de son enfant .. Elle aurait bien voulu savoir l’ A.S. ! Mais personne ne lui prendra son enfant, elle a aussi raflé les alloc que sa mère venait de ramener de la poste, un bon petit paquet, (ça compense de la connerie d’avoir fait tous ces mômes), cet argent, il lui revient, c’est rien à côté de ce qu’elle aurait  pu leur faire voir  !
Elle va faire peau neuve, avec le bébé, elle sera si bien…Elle va le chouchouter celui-là, pas besoin de cet andouille de Fred, bon c’est arrivé comme ça, c’est un cadeau du ciel, et demain c’est Noël, pour le premier Noël de son bébé, elle lui offre l’Espagne! Et qu’ils ne
s’avisent pas de la faire rechercher, sinon elle balance tout aux flics…
Elle sentit qu’on la secouait, le conducteur essayait de la réveiller,
«Vous avez plongé drôlement vite ! J‘espère que ça vous a fait du bien ! »
Il faisait complètement nuit maintenant, elle se sentait si bien, là, au chaud dans cette voiture si confortable…
« Je vais sur Chartres, nos routes vont devoir se séparer ! Je peux vous déposer au prochain relais, de toutes  manières,  il faut que je prenne de l’essence… Vous êtes sûre que ça va aller ? Il commence à se faire tard, le mieux serait que vous demandiez à un routier, au restaurant, ils y mangent avant de se lancer pour toute la nuit, avec un peu de chance, vous serez à Toulouse au petit matin. »
Elle s’était donc retrouvée sur le macadam de la station-service, avec son sac gonflé de tout ce qu’elle avait pu emmener, elle y  avait même enfoncé  son vieux nounours, pour Pablo, bientôt.




Il y avait effectivement plein de camions alignés, un peu en retrait, le long du fossé qui longeait le fond du parking, certains étaient décorés avec des  guirlandes de Noël, il y en avait même un avec un sapin accroché à l’avant ! !
Elle avait regardé une carte avant de partir, pour l’Espagne, la route passait par Toulouse, et le numéro d’immatriculation de Toulouse
c’était 31 !  Il suffisait de repérer un camion 31 !  Elle se sentait fière de tant d’astuces. Il y avait trois gros camions 31 !  La station étincelait de lumières, et le restaurant semblait plein de monde.
C’était vraiment très attirant. Elle décida qu’elle allait se payer un bon petit plat, et puis Pablo devait être nourri aussi ! Et elle se dirigea vers l’entrée en traînant son lourd bagage.

Les tables étaient presque toutes occupées, surtout par de solides gaillards et l’ambiance semblait plutôt bon enfant. Des ritournelles de Noël se déversaient dans la salle, et elle se sentit agacée en reconnaissant  la chanson qui l’avait endormie dans la voiture. Elle se choisit un croque-monsieur, un coca-cola, et un gros gâteau ! Pendant qu’elle dégustait son petit repas dans un coin, elle observait la salle…Des décorations clinquantes envahissaient les murs et un très gros sapin de Noël croulant sous les guirlandes et les boules multicolores se tenait près de la porte d’entrée. Des éclats de rire, des bribes de conversations lui parvenaient, et certains accents de voix  chaudes et colorées l’emmenaient déjà vers le sud…Elle se secoua, certains routiers prenaient leur café, il était temps d’aller se poster devant un camion 31 !

La nuit lui sembla plus noire encore en sortant de la salle pleine de lumières, elle posa son sac et se frotta les mains pour les réchauffer,  elle entendait par moments la musique s’échapper par bouffées du restaurant, et se sentit un peu perdue tout d’un coup. Elle frissonna, et décida de marcher un peu en attendant son chauffeur. Elle saurait le convaincre de l’emmener, et puis son ventre rond le déciderait sans doute…
Tout d’un coup, elle se sentit tirée en arrière brutalement,  elle voulut  crier mais la stupeur la muselait, non, pas ça, pas ça ! Le bras de fer qui la tirait jusqu’au fossé ne se relâchait pas, une main dure vint se plaquer sur sa bouche, l’homme lui enfonça le bonnet jusqu’au menton, et elle sentit qu’il l’entraînait en contrebas du fossé, l’odeur de bière qu’il lui soufflait à la figure dans son effort lui donna immédiatement la nausée. La terreur l’envahit et elle se sentit molle comme un vieux chiffon.
« Bien, si t’es raisonnable,  je ne te ferai pas de mal… »
« Petit papa Noël, quand tu descendras du ciel, avec des jouets par milliers, n’oublie pas mon petit soulier…» L’horrible petite chanson qu’elle se martelait autrefois s’imposa dans sa tête tandis que le sexe de l’homme lui déchirait le ventre, c’était son père de nouveau qui  était là, « Sois sage, tais toi, ne fais pas de bruit ! Il ne faut pas réveiller les autres, le père Noël va mettre le petit Jésus dans la crèche… »
Plus tard, il lui sembla que ça faisait un siècle, elle se tira hors du fossé, se tenant le ventre tordu de douleurs à deux mains, un camion clignotant de toutes ses lumières disparaissait là-bas, au coin du restaurant …



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BLANCHE


Grand -Mère l'avait toujours dit, ne jamais faire confiance à ces gens-là...
Courir jusqu’à la maison! Maman! Maman ! Sainte Marie ne m'abandonne pas.....
Mais comment courir dans cet état? Ne pas hurler, essayer d’avancer, sortir du magasin, atteindre la rue, ne plus entendre leur grand rire affreux…

Ce matin, elle s'était réveillée dans le bonheur, samedi, pas d'école, la maison sentait bon le pain grillé, les jumeaux dévalaient l'escalier avec des cris d'indiens, et au petit-déjeuner, en cachette, son père lui avait donné un gros billet avec des airs de conspirateur :
«Tu iras choisir un cadeau pour l'anniversaire de ta mère, et fais-toi belle pour ce soir ma jolie colombe, nous irons au restaurant ! »
Puis il avait filé, chassé par Grand- mère : «Dépêchez-vous mon gendre, ou votre patient ira se faire arracher la dent ailleurs ! »
           
Et ma poitrine! Tout le monde me regarde et s'écarte, serrer les dents, courir, mal aux yeux, ne pas les frotter, Maman ! Disparaître!  Et cette rue qui n’en finit pas.

Elle était sortie après inspection de Grand-mère, immobilisée par cette dernière jusqu'à absorption de la litanie des recommandations : «Tiens-toi bien, tu dois faire honneur à tes parents, reste dans le quartier, tu sais que les gens sont jaloux et méchants parfois, tes parents sont trop confiants, on dirait qu’ils ont oublié le passé, reviens vite».
Je veux rentrer chez moi !
«Qui t'a fait ça ? Comment tu t'appelles ? Où tu habites ? Qui t'a fait ça ? » 


En sortant ce matin, elle avait trouvé l'air doux et odorant, elle s'étirait en marchant comme si elle avait grandi pendant la nuit !
Elle faisait de grands pas, consciente de sa souplesse, c'était ça être libre! Elle sentait une chaleur et une force l'envahir, elle avait terriblement envie de sauter et de courir en chantant et en criant, mais bien sûr cela ne se faisait pas !


 J'en ai dans la bouche, ça colle mes dents, je veux mon Papa, et mes habits ? Où sont mes habits, ne me touchez pas, trop de gens, trop de cris et cette odeur..... Laissez-moi partir !
«Réponds-nous ma petite qui t'a fait ça ? Parle, dis quelque chose! Elle s’évanouit ! Vite une ambulance ! »

Elle était entrée, après hésitation, dans ce magasin au coin du square Mandela, la   vitrine l’attire toujours, mais sa mère n’y va jamais. Elle était en train de regarder un joli foulard, myosotis, une couleur qui va si bien à sa mère et, d’un seul coup, cette femme,  hurlante, rouge de haine :
«Voleuse voleuse ! Elle a voulu me voler une écharpe, ça vient nous narguer jusque chez nous, ça fait la mademoiselle ! T'es juste bonne à laver par terre et encore!»
« Madame, Madame s’il vous plaît, Madame, j’ai rien fait»
« Tais-toi voleuse ! Maggy, Dorothé, amenez-la dans l’arrière-boutique !»

Mais que font-elles ?  Ma veste... Laissez-moi ! Au secours ! ça hurle dans ma tête, elles me déshabillent ! Non, pas ça !
« Dotty, tiens-la bien ! Toi, ouvre la boîte ! Allez vite Maggy partout, il faut en mettre partout, tu veux jouer à la blanche, et bien tu vas être servie ! »

Mon Dieu aidez-moi! Mes oreilles! Non ! Pas le ventre! Me sauver, leur échapper, plein les yeux, le nez, non! Obligée d’avaler ! Pas le sexe! Et ces cris, j’étouffe,  je brûle, elles me frappent avec les pinceaux, vont me tuer….
« Tiens sale négresse, sale race, t’es blanche maintenant ! Dis merci, guenon, on n’a pas lésiné sur la peinture ! Allez, fous le camp, fous le camp j’te dis, sinon……. »


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FAIT D'HIVER

Il fait vraiment froid aujourd’hui, le ciel est de plomb et il y a un petit courant d’air qui vous pénètre jusqu’au fond des os. « C’est un temps de neige, ça Madame » dit la concierge du quatorze, à une locataire qui resserre étroitement son manteau en sortant de l’immeuble.
L’homme attend que la concierge soit rentrée pour se glisser sous le porche, il tremble, ses mains sont épaisses et abîmées, il souffle dessus, elles sont engourdies et douloureuses. De petites boucles poivre et sel s’échappent d’un bonnet grossier de laine tricotée, et ses yeux très clairs aux bords rougis semblent étonnés. Il est vêtu d’un manteau élimé, serré sur sa maigreur, il ne sait plus depuis combien de temps ce manteau est sur ses épaules, il semble qu’il fasse partie intégrante de son corps. Son corps…Sa pensée s’affole à l’idée d’un bain chaud, c’est une mauvaise idée, il en a plein de mauvaises idées, d’ailleurs, il est mauvais lui-même…Il s’appuie contre le mur, il doit fixer sa pensée sur quelque chose de positif…Peut-être Pedro le rejoindra-t-il avec du vin, ça le réchauffera, encore une mauvaise pensée… Ses pieds sont gelés, il va s’asseoir un peu pour reposer ses pauvres jambes qui n’en peuvent plus de le porter, de le supporter, il ne se supporte plus non plus, il sait qu’il pue, il se fait horreur et pourtant il ne sent plus sa propre odeur depuis longtemps…
Noël…C’est Noël aujourd’hui…
Il y a longtemps c’était une bonne fête pour lui et la famille…
La famille…  Quel âge peuvent-elles bien avoir maintenant? C’est comme un vieux film aux couleurs passées, un film dont il oublie peu à peu des pans entiers, voyons…Ma femme …C’était Yvette. Elle était blonde, non, elle était rousse…ou blonde ? Elle est morte, et c’est sa faute à lui. Il l’a tuée avec ses cartes, un malade, un malade avec ses cartes, maudit jeu, homme maudit. Les images sont brouillées, à quoi ça sert d’ailleurs de remuer tout ça, les jours et les mois, puis les années ont passé, combien d’années ? Trois, peut-être ?
Il se sent fatigué, il va s’étendre un peu, pourvu qu’on le laisse tranquille….

De l’autre côté de la rue, une jeune fille emmitouflée, légèrement dissimulée derrière les arbres du boulevard, observe avec attention l’homme qui s’allonge. Elle tremble aussi, mais ce n’est pas de froid.
Cela fait des mois qu’elle est sur sa piste, interrogeant tous les sans logis, tous les errants de la grande cité, montrant sans relâche sa photo, celle d’avant, et celle qu’elle a trafiquée avec sa sœur, à l’ordinateur, pour le vieillir. Il paraît encore plus vieux, plus abîmé, plus sale, et plus paumé qu’elle craignait…Ainsi elle l’a retrouvé, mais qui est-il maintenant ? Comment l’aborder ? Impossible de se jeter dans ses bras, elle en a rêvé de ce moment pourtant…Ce père adoré, perdu si longtemps, perdu à lui-même. Des nuits entières de poker, et des retours de plus en plus difficiles, le regard de sa femme impossible à affronter puis le travail perdu lui aussi…Et sa disparition le lendemain de la mort de sa femme…

Il faut se décider, c’est une jeune personne qui ne veut pas renoncer, qui s’est promis de ramener ce père à la vie, à sa vie, elle se sent forte, elle travaille maintenant et pourra le soutenir. Il le faut, elle l’a aussi promis à sa sœur si fragile, si désespérée.
Elle se décide enfin, et traverse le boulevard, s’approche de l’entrée où l’homme maintenant, est complètement couché, en chien de fusil, le visage contre le mur, les bras serrés contre sa poitrine, il respire fort, les yeux fermés.
« Papa….. » La voix tremble, sa main se tend pour le toucher, mais se retient encore. « Papa… .C’est moi Jeanne, Jeanne ta fille… »
L’homme ne respire plus, il reste bloqué, ferme désespérément ses paupières, son cauchemar et son rêve se mélangent, peut-être est-il si faible qu’il déraille ou qu’il a des hallucinations auditives. S’il arrivait à dormir cela irait mieux, ce soir, sûr il s’obligera à aller au Relais. Mais la voix jeune et craintive reprend « Papa, je suis venue te chercher, tout ça, c’est fini » un sanglot lui échappe, il devient attentif, il ne bouge pas, essaie de réfléchir mais il est si las…
 «  Papa, je te cherche depuis longtemps, j’ai grandi tu sais, Claire aussi t’attend à la maison, nous voulons que tu reviennes, nous voulons te voir, on va recommencer à vivre avec toi… »
 «  C’est toi Jeanne ? » la voix est mal assurée, rocailleuse, il la voudrait plus douce, il a fait assez de mal, il est le mal en personne ! S’impose alors à lui, l’image de deux fillettes assistant aux scènes difficiles quand il avait perdu une grosse somme…De nouveau il devient une boule de honte, Jeanne est là à ses côtés, il ne peut plus en douter.
«  Retourne-toi Papa, retourne-toi et regarde-moi, nous ne t’avons jamais oublié, nous n’avons jamais cessé de t’aimer, et maintenant tu vas venir avec moi. » La jeune fille le tire doucement maintenant par la manche, elle pleure, c’est beaucoup plus difficile qu’elle l’avait imaginé.
«  Ta mère…Ta mère… »
«  Oui, je sais, c’est arrivé, voilà ! Claire et moi, nous n’avons plus que toi, et il faut qu’on se retrouve  »
L’homme se redresse alors et jette un coup d’œil furtif à la jeune fille. « Alors c’est toi Jeanne ? Ne me regarde pas, tu devrais partir maintenant, il fait froid, rentre chez toi, je ne suis pas beau à voir, tu sais… »
Il essaie de nouveau de se retourner, mais un espoir fou s’infiltre en lui, sa fille l’avait cherché…Elles ont besoin de lui…
«  Eh bien si tu ne veux pas venir, je vais m’asseoir sagement avec toi, et quand tu seras décidé nous rentrerons à la maison » La voix est calme, douce mais ferme et Jeanne prend place le plus naturellement à son côté. Sa main s’avance et se pose sur celle de l’homme, puis la prend, lui, regarde de l’autre côté, submergé de sentiments contradictoires. Il laisse sa main dans celle de sa fille, si fine, et si chaude, et il oublie ses douleurs, la faim de son ventre, tandis que lui revient sa faim d’amour, de tendresse.
Alors, quand la jeune fille lui dit, dans un sourire plein de lumière « On y va ? » l’homme se lève et se laisse entraîner par la jeune fille.



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OH! LE JOLI PAPILLON!

 « Vous le surveillez ! Dès qu’il se réveille, vous me prévenez, je dois lui annoncer pour sa femme…»
Où suis-je? Allongé dans un lit étroit… Je le sens, et ce que je viens d’entendre, en reprenant conscience, cela veut-il dire que Lucy……
J’entrouvre les yeux et la chambre que je découvre entre les cils confirme que je me trouve à l’hôpital, et
puis je ne peux bouger… Je n’ai pas mal…

Ce matin, la douceur de l’air promettait un dimanche de calme et de volupté, cependant, Lucy, à
son habitude, vociférait dans la maison, d’une pièce à l’autre, elle s’en prenait à la terre entière, à mon
chien Tom, et à moi en particulier.
Il y avait un moment déjà que les enfants s’étaient échappés à la plage avec pelles et seaux. J’avais
filé au jardin avec mon café, Tom sur mes talons, et bientôt Lucy vint m’y débusquer.
Avec sa robe de chambre grande ouverte et ses bigoudis, ses éternelles savates, sa voix cassée
à force d’hurler, elle me semblait étrangère à la jolie petite personne épousée autrefois, j’avais envie
de fuir, et en même temps, mon flegme que certains appelaient paresse ou couardise empêchait
toute décision libératoire…..
« Tant qu’à perdre ton temps au jardin, tu devrais préparer le barbecue, et sortir les chaises longues,
la table et le parasol, pour une fois qu’on peut s’en servir…Et puis, il faudra appeler les mômes avec
la cloche ! »
Elle était repartie en maugréant, et je commençais à exécuter les ordres de Lucifer, comme je l’appelais
en secret. Tom le chien fit un départ fulgurant plein d’aboiements après le chat du voisin qui passait
par là, il le manqua de peu quand le dit chat se réfugia d’un bond dans l’arbre juste au-dessus de
ma chaise longue.
Je m’allongeais, la journée était vraiment splendide, on entendait à peine le léger ressac de la mer,
qui venait lécher la falaise que surplombait la route  passant devant la maison.
Le charbon de bois commençait à faire des braises, tout était installé quand Lucy enfin habillée,
coiffée de ses éternelles boucles "à la Marilyn" (du moins le croyait-elle), vint me rejoindre avec deux
 Martinis, bien tassés comme elle les aime, un peu trop d’ailleurs…
Nous étions là, un peu au calme, ce calme si rare avec Lucy, ce calme si étrange et si inquiétant car
il peut signifier qu’elle reprend des forces pour faire éclater une crise d’hystérie dont elle a le don.
Mais aujourd’hui, la tranquillité s’installait doucement, Tom le chien enroulé à mes pieds,
les oiseaux qui s’interpellaient dans les arbres, le Martini bien frappé qui tapissait dans une caresse
mon gosier reconnaissant…
Je fermais les yeux, et m’étirais d’aise dans le transat...
« Oh le joli papillon ! » dit Lucy, j’ouvris les yeux, un papillon d’un rose étrange voletait au-dessus de
moi et je me soulevais un peu pour le voir, quand le chat bondit, depuis sa branche, sur le papillon, et là,
tout se mit à aller très vite…

Le chien, dans une torsion de tout son corps, se jeta sur le chat, entraînant ma chaise longue et
me projetant brutalement sur le sol.  Quand la chaise longue s’ouvrit, une douleur affreuse parcourut
mon dos, et j’assistais impuissant à la suite : le chien retomba sur les pieds du barbecue qui à son tour se
répandit sur Lucy qui hurla comme une bête, se dressa et voulut courir, mais se prit les pieds dans le
gros bidon d’essence resté là, le bouchon dans l’herbe, je vis alors une torche vivante s’élancer
dans la maison et les cris qu’elle poussait dépassaient de loin le registre habituel. Je remarquais que
le chien se sauvait à grands bonds par le portail, mais tous mes efforts pour me soulever restaient
vains et me procuraient des douleurs intolérables.
Les cris de ma femme s’étaient tus depuis un moment déjà, et je me demandais si elle allait bientôt sortir
de son bain quand de la fumée commença à sortir de la fenêtre, fumée suivie rapidement de joyeuses
flammes qui embrasèrent en un clin d’œil la maison tout entière, «Une maison en bois sera plus
confortable, plus saine et plus chaude, disait-elle ! »  C’était sûr qu’elle devait la trouver chaude la
maison à ce moment-là…
Puis j’entendis une sirène qui ne pouvait être que celle des pompiers, ils montaient à toute allure la route
escarpée de la falaise, et, brutalement, il y eut un grand, unique et pauvre cri de chien dans un hurlement désespéré de freins, suivi d’un fracas de tôles, d’explosions qui se répercutaient tandis que le camion se
fracassait sur les rochers de la plage en contre-bas…
A ce moment-là, une question vint me déchirer le cerveau : où donc étaient les enfants ?

Une main fraîche se pose sur mon front, j’ouvre les yeux, un visage taillé à la serpe me dévisage. 
« Il est réveillé? Comment il se sent ? ».
L’infirmière me regarde avec du souci plein les yeux.
« Vous rappelez-vous ce qui est arrivé ? »
Je me tiens tranquille, et elle poursuit implacable : 
« Votre chute a vraiment été mauvaise, mais nous espérons quand même que votre état
pourra évoluer favorablement dans les mois qui viennent… »
Je regarde un papillon rose qui volette joyeusement derrière la vitre de ma chambre.



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Deux  hommes dans la ville
 
 LE  BOULANGER

         Il se réveilla brutalement avec la sonnerie de son réveil, crispante à hurler, que son poing écrasa lourdement. La nuit était très noire, aucun bruit, à cette heure, ne troublait le profond silence de la grande maison. Il fallait qu’il accomplisse sa tâche, c’était incontournable, il fallait bien y aller.
         Il s’assit dans son lit étroit, son vieux lit en fer à barreaux, et s’étira, faisant bruyamment craquer les jointures de ses larges et épaisses mains puis il se leva d’un bond, enfila  ses vêtements avec des gestes secs et nerveux. Il  se dirigea dans l’obscurité  jusqu'à la cuisine, rien n’y  avait changé depuis la mort de son père, les murs avaient conservé une couleur vaguement ocre, les ancêtres calabrais le regardaient  sévèrement du haut de leur cadre antique  et les longs fusils, qu’il entretenait avec soin chaque semaine, brillaient dans la pauvre lumière de l’ampoule du plafond.
          Faisant face aux portraits sinistres, sur le mur opposé, une énorme tête de sanglier aux yeux  de verre exorbités, hirsute et poussiéreuse le menaçait d’un éternel rictus qui l’avait terrorisé dans son enfance. C’était le souvenir des carnages que son père et ses oncles organisaient  lorsqu’ils rentraient au pays, et il lui  semblait autrefois que c’était le diable en personne qui trônait  là, annonçant l’enfer réservé à tous ces assassins.
         Il but un café très serré pour tenir le coup. Il tordit avec application et force le sachet vide de café, et l’enfonça dans la gueule ouverte de la poubelle. Il chaussa ses chaussures à semelles de crêpe, en serrant fort ses lacets,  il s’y sentait souple pour ses déplacements pendant son travail.
        Sur le vieux buffet à colonnes de bois sombre, trônait un cadre doré où les yeux tristes et doux d’ une  femme vieillissante  semblaient le suivre dans tous ses déplacements ; Il le considéra  un instant,  et pensa avec un  serrement  à la poitrine,  à l’ apparition magique de cette  fille  aux cheveux rouges,  en rollers,  au super- marché la semaine dernière.. .
        Après une  caresse au chat, il descendit au « laboratoire » comme on disait maintenant, ça le fit sourire de penser à son père, le Padré qui se retournerait dans sa tombe s’il pouvait savoir  qu’on parlait comme cela du métier. Tellement de choses avaient changé depuis quelques années.
 Il n’avait pas vu le chat noir se faufiler dans ses jambes, et celui-ci bondit dans un long feulement de douleur  en se dégageant de la porte qui l’écrasait.

        Il alluma d’un seul coup les lumières du laboratoire, une blancheur minérale, étincelante, lui agressa les yeux. Le long du mur de faïences blanches, les instruments, fouets, couteaux, étaient accrochés soigneusement, par taille ; Le vieux Padré ne reconnaîtrait pas sa vieille boulangerie, mais il avait tenu parole,  le contrat était respecté, le  métier continuait, seulement, c’était avec d’autres règles.
        Trois  heures…… il était temps de s’y mettre. Il prit un long couteau et se glissa dans la réserve d’où il émergea avec un énorme sac de farine, il le souleva dans un mouvement du corps entier, au-dessus du pétrin,  et d’un coup sec il éventra  le sac, du bas vers le haut, profondément, de manière  à laisser s’écouler l’épais filet de farine. Il ajouta les matières grasses, la levure, dont l’odeur aigre l’écœurait autant qu’elle l’ envoutait, et enfin,  l’eau  qui creusait de grandes blessures dans la farine en s’écrasant dans le fond du pétrin géant d’inox froid et brillant.
         Il enclencha ensuite le moteur, et les gros batteurs se mirent à battre, luttant sans relâche  avec la pâte en formation.
         Des flashs bleutés et une odeur de brûlé accompagnaient le grésillement qui annonçait le moustique ou la mouche pris au piège de la mortelle lumière de l’appareil pendu au plafond.
         Peu après,  ce fut prêt, il abaissa le levier du pétrin et dégagea le premier pâton, étranglé dans le goulot de sortie. La boule de pâte n’avait pas encore  la bonne souplesse,  il fallait la travailler au corps, il l’abattit alors  sur la table dans un nuage de farine, et  ses larges mains se mirent  aussitôt au travail, la pâte obéit aux mouvements des poignets, les doigts puissants s’imprimèrent dans la matière amollie, sans relâche,  écrasée puis étalée puis de nouveau étranglée, puis  un geste  sec et définitif raidit le pâton qu’il allongea alors  sur le marbre. Il  fallait encore fendre la peau tendre et lisse de la pâte, d’une série de coups de couteau, rapides, bien dirigés, en biais et parallèles, qui feraient de belles cicatrices dans l’épaisse croûte dorée après  le passage au four.

        Et ainsi,  l’un après l’autre, il s’acharna à exécuter tous ses pâtons avant le lever du jour qu’il surveillait par la fenêtre étroite de sa boulangerie. Le ciel s’éclaircissait puis ensanglantait  la scie encore noire des montagnes à l’horizon ; Des bruits sourds venant  de la rue commençaient à lui parvenir, ils l’agaçaient et le dérangeaient dans la concentration méthodique de son travail solitaire.
       Le four, allumé depuis un moment, afficha l’ordre d’enfourner, il ouvrit la lourde porte et un souffle brûlant lui sauta au visage, il  y glissa les larges plaques où reposaient les pâtons  les uns à côté des autres.
       Il se mit alors à nettoyer les paillasses de toute trace de son travail, bientôt il pourrait retourner se reposer, tandis que chacun de ses pains partirait vers la table où il serait dévoré…



LE CONSOMMATEUR

Il amorça son virage en douceur, le moteur de son petit bijou  ronronnait  et la température chaude de l’extérieur qui pénétrait par les vitres grandes ouvertes lui caressait  la peau.
       C’était son tour d’aller au super marché, et cette splendide fin de journée alanguissante promettait une soirée exceptionnelle…
       Au fond du parc de l’ancienne propriété, parc qui avait dû être somptueux, les eucalyptus mouvants et les sombres cèdres  formaient un arc de cercle surmonté des mamelons mauves et bleutés des montagnes de l’arrière pays. Il glissa dans la fente du caddy, une pièce de monnaie attiédie par le contact de sa cuisse, c’était un de ces nouveaux caddies, aux roulettes caoutchoutées, souples et silencieuses…Il s’élança avec vigueur  vers l’entrée du grand magasin.
       De larges pots de terre, contenant des plantes en boule, odorantes, et brillantes, bordaient l’accès, guidant les visiteurs vers l’entrée où  une fontaine, fraîche et murmurante  s’érigeait au milieu d’une cascade de fougères,  de plantes d’eau brillantes et drues d’où jaillissaient des fleurs exotiques colorées  et pulpeuses arrosées de mille gouttelettes  retombant du jet central.
         Les portes coulissantes s’entrouvrirent devant lui  dans un chuintement et le laissèrent pénétrer dans ce palais de la consommation, elles se refermèrent derrière lui dans un soupir. Voilà, il était dans la place. Il ne prévoyait jamais de  plan d’action, il préférait improviser, mais en réalité, cette liberté  était tout un  programme. être à l’affût des bonnes affaires  en furetant dans les larges allées, explorer chaque  coin et recoin, se laisser guider par son instinct, élaborer les menus au fur et à mesure des surprises…

       Tout d’abord il se devait de faire une escapade préliminaire au rayon du  « blanc », c’était le plein moment du « blanc », les serviettes moussues et douces côtoyaient les draps, il  palpa et chiffonna le lin, le coton, il testa sur son visage la douceur  de l’éponge d’un long drap de bain, ce serait parfait pour  envelopper la splendeur de son amour,  au sortir de la douche…

       Il aimait s’encanailler  au rayon ménager, observer et essayer les nouveaux gadgets ! Il avait besoin d’un  tire-bouchon, plusieurs modèles s’offraient à lui, il vissa l’un et vissa l’autre, et joua un moment avec celui  dont la vis ne s’arrête jamais, plus il tournait et plus la pointe sortait…Finalement il opta pour un modèle traditionnel, un de ceux qui nécessitent un sacré coup de rein pour faire sauter le bouchon !
       Il traversa le rayon des plastiques, des bassines ventrues multicolores, des seaux empilés, des boîtes translucides, brillaient tendrement et bien qu’il n’aima pas beaucoup  cette matière, il se souvint brusquement avec surprise, des bonbons de son enfance, bonbons  acidulés aux  teintes  crues, qui remplissaient sa bouche et sa gorge d’une puissante coulée  acide qu’il aimait,  tout en la redoutant.

       La musique dévidait pour le moment un sirupeux tango, il se surprit  à esquisser un pas de danse,   mais  le rayon des fruits se dressait devant lui et il fit une jolie petite glissade  souple et bien dirigée qui l’amena en douceur devant les rondes et rutilantes oranges. Il déplia en le pinçant doucement, un sac de plastique, comme s’il fut de soie, et y déposa chaque fruit d’or,  choisi et  palpé. Puis il fut attiré par l’odeur envoûtante des fraises. Les fruits généreux, gonflés de jus sucré luisaient et les minuscules poils se dressaient bien raides. Les melons entêtants, quant à eux, devaient être soupesés,  ils  épousaient sa main de tout leur poids de sucre, mais seul  le subtil parfum émanant de leur  queue  lui permit de pronostiquer la splendeur  du goût promis.  En passant, il flanqua prestement une petite claque sur la croupe généreuse d’un potiron rubicond !

       Au rayon fromages, il ne reconnut  pas la vendeuse,  deux longues nattes blondes encadraient un  nouveau visage un peu rond, aux hautes pommettes, et aux grands yeux clairs,  elle arrivait, ceinturant de ses  bras,  une énorme roue de gruyère qui lui faisaient remonter  bien haut  les seins dans l’échancrure ouverte de sa blouse blanche, elle ahanait,  ses joues étaient rougies par l’effort et ses tempes étaient perlées de sueur ; Il lui semblait qu’elle était descendue tout droit  d’une étiquette de ces fromages de hollande, dont il n’était pas friand, mais dont les images lui faisaient toujours regretter de n’y  être jamais allé. Dans l’étonnement de cette apparition, il se laissa aller à des largesses inhabituelles de  trésors crémeux  à l’odeur pénétrante que la fausse néerlandaise emmaillota avec des gestes lents et doux, dans de larges et blancs  papiers.
       Il passa ensuite en revue un alignement de poulets aux culs profonds pointés vers lui, mais leur chair blafarde ne l’attirait pas, et il se dirigea plutôt vers les poissons ; Une forte odeur émanait de ce rayon tenu par un gaillard bien campé sur ses deux jambes hautement bottées qui  saisissait justement  un lourd  lieu jaune en lui  enfonçant profondément  le pouce et l’index de chaque côté, dans les fentes sanguinolentes des ouïes.
         Il choisit de prendre des maquereaux bleutés et bien raides, et, après la pesée, le ‘’marin’’ les vida  d’un  coup de canif rapide puis d’un index  lent et caressant  entre les flancs ouverts  pour ramener la masse tremblante des organes internes.
       Dans un aquarium de belle  taille, des crabes, des araignées de mer, des homards aux pinces ligotées se déplaçaient avec précaution, ils se frôlaient, se touchaient du bout de leurs antennes et reculaient aussitôt, c’était un ballet de retrouvailles sans fin. Ils partageaient cet espace aquatique avec des limandes tachetées , celles-ci reposaient  bien à plat au fond de l’ aquarium, sur un sable roux avec lequel elles se confondaient, et de temps en temps  elles s’élançaient , elles semblaient voler, le bord de leur corps ondulant , à un moment, deux d’ entre elles se posèrent l’ une sur l’autre dans un glissement doux , et ensemble,  ainsi collées,  elles se laissèrent descendre et déposer sur le sable lentement, où elles demeurèrent.

        Il continua  son chemin, dans  le dédale des chemins bordés de hauts murs de  papier- toilette aux teintes mièvres et pâles, de couches culottes, de rouleaux de sopalin, de coton hydrophile,  et il s’imagina, nu, enfoui, niché, encoconné dans cette masse de matière, absorbé peut-être, dissous…Il attrapa au hasard un paquet  indispensable et s’enfuit vers les produits d’hygiène corporelle.
Il  passa un bon moment à humer les shampooings, à tester les déodorants érectiles et humides, pour lequel craquer ? Odeur poivrée ou senteur de mer ?
Un souffle vanillé  dans son dos le fit se retourner rapidement, et il entrevit une longue  silhouette souple  filant sur de silencieux rollers, une jupette rubis  volant sur  des cuisses brunes, une chevelure  rutilante et bouclée en langues dansantes de feu : la  diane chasseresse des prix venait encore de le surprendre, jamais il n’avait eu le temps de voir son visage…

        Il s’ avança  vers les caisses, il restait peu de clients à cette heure, et tandis qu’il déposait ses achats sur le tapis roulant, il vit tout à coup, assis de l’autre côté, un vieillard ; Habillé dignement il se tenait très droit sur  son banc, il regardait avec attention un énorme bâton glacé qu’il tenait dans la main,  et tantôt il le léchait à petits coups de langue, tantôt il l’enfournait d’un coup, mais bientôt il imprima un tel  rythme à son activité linguale que la glace disparut rapidement, et l’homme resta là,  amorphe et absent  sur son banc…

       Dehors,  la température avait à peine baissé, il faudrait encore qu’il passe chercher le fameux pain de ce vieux garçon en ville ; Le petit bolide rouge réagit tout de suite à son désir,  et  bondit vers la route escarpée…

























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