Fait d'hiver.


       Il fait vraiment froid aujourd’hui, le ciel est de plomb et il y a un petit courant d’air qui vous pénètre jusqu’au fond des os. « C’est un temps de neige, ça Madame » dit la concierge du quatorze, à une locataire qui resserre étroitement son manteau en sortant de l’immeuble.

     L'homme attend que la concierge soit rentrée pour se glisser sous le porche, il tremble, ses mains sont épaisses et abîmées, il souffle dessus, elles sont engourdies et douloureuses. De petites boucles poivre et sel s'échappent d'un bonnet grossier de laine tricotée, et ses yeux très clairs aux bords rougis semblent étonnés. Il est vêtu d'un manteau élimé, serré sur sa maigreur, il ne sait plus depuis combien de temps ce manteau est sur ses épaules, il lui semble qu'il fait fait partie intégrante de son corps. Son corps... Sa pensée s'affole à l'idée d'un bain chaud, c'est une mauvaise idée, il en a plein des mauvaises idées, d'ailleurs il est mauvais lui-même...
     Il s’appuie contre le mur, il doit fixer sa pensée sur quelque chose de positif…Peut-être Pedro le rejoindra-t-il avec du vin, ça le réchauffera, encore une mauvaise pensée… Ses pieds sont gelés, il va s’asseoir un peu pour reposer ses pauvres jambes qui n’en peuvent plus de le porter, de le supporter, il ne se supporte plus non plus, il sait qu’il pue, il se fait horreur et pourtant il ne sent plus sa propre odeur depuis longtemps…

     Noël…C’est Noël aujourd’hui…
Il y a longtemps c’était une bonne fête pour lui et la famille… La famille…  Quel âge peuvent-elles bien avoir maintenant ? C’est comme un vieux film aux couleurs passées, un film dont il oublie peu à peu des pans entiers, voyons…Ma femme …C’était Yvette. Elle était blonde, non, elle était rousse… ou blonde… Elle est morte, et c’est sa faute à lui, il l’a tuée avec ses cartes, un malade, un malade avec ses cartes, maudit jeu, homme maudit. Les images sont brouillées, à quoi ça sert d’ailleurs de remuer tout ça, les jours et les mois, puis les années ont passé, combien d'années ? Trois, croit-il.
Il se sent fatigué, il va s’étendre un peu, pourvu qu’on le laisse tranquille….

    De l’autre côté de la rue, une jeune fille emmitouflée, légèrement dissimulée derrière les arbres du boulevard, observe avec attention l’homme qui s’allonge. Elle tremble aussi, mais ce n’est pas de froid.
    Cela fait des mois qu’elle est sur sa piste, interrogeant tous les sans-logis, tous les errants de la grande cité, montrant sans relâche sa photo, celle d’avant, et celle qu’elle a trafiquée avec sa sœur, à l’ordinateur, pour le vieillir. Il paraît encore plus vieux, plus abîmé, plus sale, et plus paumé qu’elle craignait…Ainsi elle l’a retrouvé, mais qui est-il maintenant ? Comment l’aborder ? Impossible de se jeter dans ses bras, elle en a rêvé de ce moment pourtant…Ce père adoré, perdu si longtemps, perdu à lui-même, perdu par l’enfer du jeu.
Des nuits entières de poker, et des retours de plus en plus difficiles, le regard de sa femme impossible à affronter puis le travail perdu lui aussi…Et sa disparition le lendemain de la mort de sa femme…

       Il faut se décider, c’est une jeune personne qui ne veut pas renoncer, qui s’est promis de ramener ce père à la vie, à sa vie, elle se sent forte, elle travaille maintenant et pourra le soutenir. Il le faut, elle l’a aussi promis à sa sœur si fragile, si désespérée.
      Elle se décide enfin, et traverse le boulevard, s’approche de l’entrée où l’homme maintenant, est complètement couché, en chien de fusil, le visage contre le mur, les bras serrés contre sa poitrine, il respire fort, les yeux fermés.
       « Papa….. » La voix tremble, sa main se tend pour le toucher, mais se retient encore. « Papa… .C’est moi Jeanne, Jeanne ta fille… »
        L’homme ne respire plus, il reste bloqué, ferme désespérément ses paupières, son cauchemar et son rêve se mélangent, peut-être est-il si faible qu’il déraille ou qu’il a des hallucinations auditives. S’il arrivait à dormir cela irait mieux, ce soir, sûr il s’obligera à aller au Relais. Mais la voix jeune et craintive reprend « Papa, je suis venue te chercher, tout ça, c’est fini » un sanglot lui échappe, il devient attentif, il ne bouge pas, essaie de réfléchir,  il est si las…
       
    «  Papa, je te cherche depuis longtemps, j’ai grandi tu sais, Claire aussi t’attend à la maison, nous voulons que tu reviennes, nous voulons te voir, on va recommencer à vivre avec toi… »
   «  C’est toi Jeanne ? » la voix est mal assurée, rocailleuse, il la voudrait plus douce, il a fait assez de mal, il est le mal en personne ! S’impose alors à lui, l’image de deux fillettes assistant aux scènes terribles avec sa femme quand il avait perdu une grosse somme…De nouveau il devient une boule de honte, c'est bien Jeanne là, à ses côtés, il ne peut plus en douter.
        «  Retourne-toi Papa, retourne-toi et regarde-moi, nous ne t’avons jamais oublié, nous n’avons jamais cessé de t’aimer, et maintenant tu vas venir avec moi. » La jeune fille le tire doucement maintenant par la manche, elle pleure, c’est beaucoup plus difficile qu’elle l’avait imaginé.
        «  Ta mère…Ta mère…. »
      « Oui, je sais, c’est arrivé, voilà ! Claire et moi, nous n’avons plus que toi, et il faut qu’on se retrouve  »
        L’homme se redresse alors et jette un coup d’œil furtif à la jeune fille. « Alors c’est toi Jeanne ? ne me regarde pas, tu devrais partir maintenant, il fait froid, rentre chez toi, je ne suis pas beau à voir, tu sais… »
De nouveau il essaie de se retourner, mais un espoir fou s’infiltre en lui, sa fille l’avait cherché…Elles avaient besoin de lui…
         «  Eh bien si tu ne veux pas venir maintenant, je vais m’asseoir sagement avec toi, et quand tu seras décidé nous rentrerons à la maison » La voix est calme, douce mais ferme et Jeanne prend place le plus naturellement à son côté. Sa main s’avance et se pose sur celle de l’homme, puis la prend, et lui  regarde de l’autre côté, submergé de sentiments contradictoires. Il laisse sa main dans celle de sa fille, si fine, et si chaude, et il oublie ses douleurs, la faim de son ventre, tandis que lui revient sa faim d’amour, de tendresse.
    Alors, quand la jeune fille lui dit, dans un sourire plein de lumière, 
« On y va ? » l’homme se lève et se laisse entraîner par la jeune fille.


Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

A propos d'Hélices : Article paru dans l'Humanité

Les Dames du lundi - Paroles d'exil et de métissage

Les camions en Inde