La petite et la vieille

Voici un texte qui fait partie d'un ensemble: " Genre féminin"(nom qui pourrait encore changer)



     Une fois encore elle s’était échappée, un peu avant l’heure du repas, par la porte du fond de la cour. Personne n’avait pris garde à ses larcins, deux tranches de pain, un bout de saucisson, et en passant dans la cour, sous l’arbre odorant, quelques figues bien mûres, un vrai sacrifice pour le coup, tellement elle aimait croquer dans la chair de ces fruits lourds, couleur sang avec des grains qu’elle adorait sentir craquer sous les dents, ces fruits de vacances.

La ruelle de derrière brûlait sous le soleil de midi. Elle aimait cet écrasement sur ses épaules nues et sa nuque. Elle marchait pile au milieu de la ruelle, elle connaissait la couleur de chaque porte éraillée, de chaque mur au crépi fatigué, aux teintes passées. Les grandes portes doubles ouvertes laissaient le regard plonger dans les réserves sombres des magasins de la rue commerçante de devant, et de fortes odeurs l’assaillaient, des odeurs aigres de fruits pourris, de barriques renversées.
 Elle était partie d’un bon pas, mais peu à peu, elle ralentissait aux abords de la petite pièce où vivait la vieille.

C’est d’une de ces réserves qu’elle l’avait vue sortir, au début des vacances. C’était une vieille femme, vêtue de noir. Ce n’était pas tout ce noir qui l’avait frappée, car  ici, au pays, toutes les femmes d’un certain âge ne portaient que du noir, et elle n’avait jamais vu sa propre grand-mère habillée d’une autre teinte. Non, ce qui l’avait intriguée tout d’abord, c’était la saleté de la vieille, le noir de la robe était lustré et avait des reflets verdâtres, la peau des avant-bras, du cou et du visage était grise et même carrément noire dans les plis.La robe était longue, avec des volants de dentelle déchirée, et son aspect de chiffon ne pouvait dissimuler qu’elle avait dû être une très belle robe du soir.
 Cependant la petite était restée figée, fascinée par l’étrangeté de l’allure de la vieille, si maigre et si voûtée. Elle avait les avant-bras nus, mais elle portait des restes de mitaines de dentelle noire d’où sortaient les doigts les plus tordus, les plus enflés et les plus sales aux ongles les plus longs et les plus noirs qu’elle avait jamais vus. Mais la vieille femme portait un collier splendide, d’or et de grosses pierres mauves !
Dans la ruelle, la vieille et la petite étaient restées bloquées, face à face, et s’étaient regardées pendant de longues minutes, la petite, interloquée, et la vieille, se redressant imperceptiblement. La petite découvrit alors un visage aigu et fin, mais surtout des yeux de braise, où la fierté se mêlait à une certaine inquiétude. Elle se laissa observer par l’enfant quelques instants, puis se remit en route en maugréant, et la petite ne sut que dire bonjour, mécaniquement, d’une voix blanche.

Depuis, elle avait souvent songé à la vieille femme, seule, affamée et recluse dans cette resserre sans fenêtre. C’était sûrement une femme abandonnée, pensait-elle, sans famille, sans enfant pour veiller sur elle. Elle devait quand même avoir eu une vie de splendeur, avec une telle robe et un tel collier…
La petite échafaudait des histoires tristes et pitoyables, et plus les jours passaient, plus elle était obsédée par la vieille. Elle allait traîner au bout de la rue de sa grand-mère plusieurs fois par jour, il faut dire qu’au village, elle jouissait d’une liberté presque complète…Elle avait pris l’habitude d’aller déposer à la porte, sans se montrer, un peu de nourriture, dérobée chez ses grands-parents. Elle aurait sûrement pu demander, mais il aurait fallu s’expliquer devant toute la famille, les cousins et affronter les moqueries peut-être. Sa stupeur était encore vive, elle cherchait à comprendre, mais aussi, ses rêveries autour de la vie de la vieille lui appartenaient.

Aujourd’hui, elle avait décidé d’avoir le courage de lui adresser la parole, de lui témoigner son attention. Peut-être que la vieille lui conterait sa vie d’autrefois, une vie de comtesse russe ou de princesse espagnole ? Cette dernière idée ne paraissait pas folle, après tout, sa propre grand-mère n’avait –elle pas assisté jusqu’à ses derniers jours sa voisine, une grande dame de l’aristocratie espagnole, réfugiée au village ? Ce qui intriguait l’enfant était cette déchéance évidente, avec ce mélange de fierté et de folie dans les yeux.

Elle arrivait maintenant près de la porte grande ouverte, et se tint debout contre le bois, la curiosité l’emportant sur la peur…Il lui fallut un moment pour que ses yeux s’adaptent à l’obscurité de la pièce. Un fouillis absolu régnait jusque dans les moindres recoins, des piles de cartons s’élevaient contre les murs et des cageots débordaient de fruits et de légumes avariés. Quelques chaises bancales, un lit de métal, garni de draps à la blancheur douteuse malgré les broderies, et une petite table élégante aux pieds fins trônaient au milieu du chaos.
Trois chats maigres, d’une couleur jaunâtre, filèrent  en un éclair dans le fond de la pièce, leur présence expliquant l’odeur puissante et aigre, insupportable, de l’atmosphère. Mais la vieille n’était pas là.
La petite restait collée à la porte, ses offrandes à la main, happée par le décor s’offrant à elle, ainsi, c’était donc là que vivait sa pauvre protégée…

Tout d’un coup, la vieille fut à ses côtés, portant un carton plein de vêtements mélangés, de tissus et de chaussures. Elle avait  surgi dans le songe de la petite. Elle lui agrippa fermement l’avant-bras, et d’une voix rauque lui cria «  Tu viens me voler ? C’est toi qui rode toujours par ici…Je te connais, je te vois ! Mais si tu reviens je t’attrape et je te tords le cou !  » L’enfant se débattait, essayait de dégager son bras, mais la vieille avait une force terrible, elle sentait les ongles enfoncés dans son bras, et terrorisée, elle eut l’idée que c’était une sorcière, une vraie…
Enfin, la vieille lâcha la petite qui s’enfuit à toutes jambes jusque dans le jardin de sa grand-mère. Elle se réfugia dans la petite remise, pour calmer son cœur qui tapait si fort et essayer de démêler ses sentiments.

Ce n’est que bien des années plus tard qu’elle interrogea sa tante et sa grand-mère sur la vieille, c’était, lui dirent-elles, une femme qui était arrivée au pays assez tard, qui vivait de la charité, semblait folle, et avait trouvé refuge dans une pièce de l’épicier qui avait fini par lui laisser un coin où s’installer. Une « grippe-sou » ajouta sa tante, «  Si tu avais vu son collier ! » pensa la petite devenue grande. Le mystère restait entier…

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